Voyelles de Rimbaud : quelque chose a bougé sur l’échiquier, à propos de Cosme de Guillaume Meurice et Cosme Olvera, … et de l’agitateur fasciste Faurisson
Un coup de projecteur inattendu sur le sonnet explosif politiquement1 des Voyelles a retenu l’attention de nombreux journaux (et même Le Média, le journal par internet).
Guillaume Meurice est chroniqueur à France-inter et humoriste, Cosme Olvera, poète2. Le premier rapporte comment le second, menant la vie parfois ingrate de l’amoureux des mots (et des échecs), découvre une explication (plutôt peut-être : un élément de compréhension) de Voyelles dans L’Apocalypse de Saint Jean, où figurent des chevaux qui ont des couleurs proches de celles du poème. Ces cavaliers n’expliquent pas le lien entre les couleurs et les voyelles. Et l’identification du chiffre de la Bête (666, sous forme de d dessinés dans le manuscrit comme des 6 à l’envers, ou du nombre de caractères, espaces compris, encore 666, du sonnet3) relève du pari4. Par contre, le texte de Saint Jean est un arrière-plan, justement rappelé, tant pour le colorisme que la pesante atmosphère de Voyelles, et pour la volonté d’embrasser la totalité, de l’alpha à l’Oméga. Chaque chapitre s’ouvre sur un sonnet de Cosme5, qui aurait gardé pendant « vingt ans » sa découverte par-devers lui (Guillaume Meurice, lui, serait au courant depuis « dix ans ») ; le récit de ses tribulations met dans l’ambiance de l’aventure de la création (à ne pas confondre cependant avec une inspiration providentielle). S’il ne faut pas penser qu’un, ni deux sauveurs suprêmes, même munis du « Suprême Clairon » de l’Apocalypse, puissent nous tirer d’affaire dans la situation où un fasciste maurrassien patenté (Faurisson) s’est taillé une réputation grâce à Rimbaud (non depuis vingt ans mais beaucoup plus), et où le parti auquel il est, bien entendu, affilié (malgré ses dénégations) se légitime, lui, par la rengaine de « l’exagération de leurs malheurs par les Juifs », et de « l’invention des chambres à gaz par les Juifs » (qui n’ont rien pu inventer du tout, puisque ce sont les nazis, les Juifs étant expressément exclus du Tribunal, qui ont déposé à Nuremberg et ont décrit ces chambres à gaz et leur fonctionnement), quelque chose a pourtant bougé sur l’échiquier. Échiquier bien bloqué : d’un côté, littérairement, on ne sait plus parfois par quelle ruse parler de Voyelles sans faire de publicité à Faurisson, qui en eut beaucoup et eut beaucoup de lecteurs ; et d’un autre côté, politiquement, « on ne sait comment » refuser la parole aux nationalistes, qui « ont beaucoup d’électeurs » (et ne peuvent en avoir moins si on leur tend le micro… ) et auxquels on ne peut ni clouer le bec sur les chambres gaz6, ni interdire de jouer la carte du martyr si on les bâillonne. Oh la la la la la la ! C’est du souci tous ces dilemmes, au secours, Corneille !
Quelque chose a bougé et le fait que l’Europe et la France (qui lui a donné le si mauvais exemple) s’avancent vers de gros scores fascistes (qu’on peut toujours appeler « populistes », mais qui s’y trompe ?) pour les européennes à venir l’an prochain est, là aussi, le fameux arrière-plan, – bien peu reluisant. Nous devons donc examiner soigneusement ce qui est déplacé par Cosme et ce qui peut en résulter, suivant en cela le livre lui-même qui commence allégoriquement par les acrobaties du poète mal-logé en sa caverne de Platon ou son tonneau de Diogène, en recherche du texte dans le fouillis de son petit appartement, où le moindre décalage augmente périlleusement l’entropie de tout le système. Pour cela, nous regarderons d’abord si une lecture non-érotique peut retirer son crédit à Faurisson ou si elle ne jette pas l’eau du bain avec le bébé (crocodile), – avec l’inconvénient d’en faire encore un peu plus son eau, son domaine réservé définitivement concédé. Nous nous intéresserons ensuite au subtil sous-texte de Cosme, pour constater que la virtuosité à passer du premier au second degré comme à élaborer des constructions formelles très abstraites et sophistiquées, amène les auteurs tantôt à la griserie de la certitude de la découverte du « Graal », et tantôt à un certain recul, qu’il serait très positif qu’ils explicitent eux-mêmes, vis-à-vis de leur propre une machine de guerre anti-Faurisson. Nous verrons enfin à quelle condition il est envisageable d’entrer dans ce cheval : qu’il soit bien posé comme une construction (donc une hypothèse à discuter), non un cadeau providentiel (il arrive qu’ils soient empoisonnés, ou, comme à Troie, piégeants), – bonne nouvelle octroyée en échange de la renonciation aux exigences démocratiques minimales, à l’inquiétude minimale devant le nationalisme et en compensation du renoncement à la lutte déjà si minimaliste contre ce danger mortel : après la banalisation, la normalisation.
Le livre est donné comme balayant l’interprétation de Faurisson, dont il fut dit en 1961-62 … tant de bien (sauf par René Étiemble et Pascal Pia), avant que ne soit révélé (par un entrefilet du Monde le 4 mars 1962 : pourquoi si tardivement ?) que le néo-rimbaldien était en accointance… avec l’OAS. Le danger existe aujourd’hui qu’un éclairage (intéressant) amène à laisser croire qu’on peut, comme disent les Espagnols, « déprestiger » Faurisson (et l’extrême droite, dont, loin d’être un homme seul, il fait partie) sans aller au fond des choses et notamment de ce qui s’est joué lorsque celui qu’on a pu appeler « L’espion qui venait de l’extrême droite »7 commença à faire ses griffes de jeune crocodile… avant et après Charonne (8 février 1962).
Pour qu’une interprétation nouvelle de Voyelles puisse affaiblir la position de Faurisson, il faut que son interprétation (érotique et fondée sur la forme des lettres-voyelles) soit réfutée et d’autre part… qu’elle soit de Faurisson. Or le livre n’invalide guère d’interprétations puisqu’il n’en discute aucune8. Mais le problème est surtout que « son » interprétation… n’est pas de Faurisson (et qu’on ne lui retire donc rien en l’envoyant à la poubelle, et vice versa) : pour ce qui est de la forme des lettres comme raison de l’attribution de couleurs, elle remontait à 1933 et est due à un certain Lucien Sausy ; pour ce qui est de l’érotisme, il en fut toujours question pour Rimbaud, – et sûrement pas moins dans l’après-guerre qui se voulut plus libérée et où Faurisson passa sa jeunesse. Ce qu’il a ajouté de son cru, en faisant la synthèse et, de Voyelles, un « blason de la femme in coïtu », est parfaitement ridicule, à la Maurras qu’il citait (c’était alors et resta longtemps une énormité) comme précurseur de sa dénonciation du « culte aberrant » de Rimbaud. Les auteurs ont raison de vouloir « faire la nique à Faurisson » là-dessus, mais attention, comme aux échecs, à la précipitation. Et attention aux familiarités avec les crocodiles.
L’idée de l’érotisme n’a cessé en fait de trouver de nouvelles confirmations9 et les rimbaldiens sont même bien gênés d’apporter leur eau à un moulin concédé étrangement à Faurisson. Quant à celle de Sausy, on n’a pas trouvé mieux, – même si, façonnée à la Faurisson, la clé ne rentre évidemment dans aucune des serrures des Illuminations10.
Avec des faits apparus bien après 1962, a été pointée il y a quelques années l’agressivité curieuse de Faurisson en 1962 à l’égard de Lucien Sausy11. Ajoutons cette petite précision : en 1962, Sausy, né en 1889, n’était pas un vieux latiniste disparu depuis longtemps (même si sa trouvaille dormait sans suite dans les pages d’un numéro de septembre 1933 des Nouvelles littéraires), puisqu’il ne devait mourir qu’après 68, en 1969, à 80 ans. Il avait publié en 1960, Légendes de la Rome primitive, Les plus belles pages de l’Illiade, en 62, et préparait Le Thème latin de 64, fignolant sa grammaire latine, suite de sa Grammaire abrégée de 47. Mais il n’eut pas la parole, dut se laisser remoucher par l’étoile montante quelque peu plagiaire, et se contenter que son article refasse surface, à côté de l’interprétation de Faurisson, dans « La Pléiade » qui devait sortir. Il avait eu des générations de khâgneux (dont quelques membres de celles, pas si anciennes, d’après 1945, avaient pu, et même dû, connaître Faurisson, du temps de la khâgne qu’il suivit à Henri IV, en 1947 et 1948), et officiait dans un lycée voisin, très en vue également, Louis-le-Grand : ceci explique-t-il cela ?12 Les allusions des auteurs à une refonte de l’actuelle « Pléiade », ne peuvent (involontairement de leur part bien sûr) que mettre à l’oreille cette puce des conditions de refonte de la « Pléiade » 1963 et de la mise en orbite du maurrassien Faurisson, qui dans un premier temps signa « sa » trouvaille R.F.
Car il reste quelque chose à comprendre dans une annexion du poète de la Commune par… les fascistes, puisque Faurisson ne fut jamais qu’un émule et protégé du littérateur et agitateur fasciste Bardèche et de tout le clan maurrassien (un Klan, ça n’arrive pas qu’aux autres), qui avait obtenu en 1951 le vote de la loi d’amnistie13 (ça n’arrive pas qu’à l’Algérie…), par une campagne révisionniste (Nuremberg ou la terre promise, 1948, Nuremberg II ou les faux-monnayeurs, 1950), campagne à laquelle il reste également quelque chose à comprendre, puisqu’elle reprit absolument identique trente ans plus tard14, pour ne plus cesser depuis.
****
Pour ce qui est de comprendre, malheureusement, on risque d’être déçu par Cosme, la clarté n’est pas le point fort de ce livre grand public… pour initiés. On y va au contraire de mystère en mystère (et peut-être de mystification en canular). Ce qu’il faut donc comprendre, ce serait plutôt la démarche des auteurs eux-mêmes, et le nouveau rebondissement qu’ils entendent introduire dans l’histoire des lectures de Voyelles, – ce qui n’est pas simple. Essayons quand même, et « google-lisons ». « Emanuel S. » (bien orthographié avec un seul m) est à déchiffrer Emanuel Swedenborg (1688-1772), le physicien suédois devenu illuminé (p. 306) et « Robert F. » (p. 307) = Robert Faurisson. Mais nous avons peut-être oublié de commencer par le commencement, ce curieux Cosme (alternant avec Cosmé) : un prénom ibérique, soit ; mais un cosme est aussi un « magistrat ordonnateur » (Littré), puisque le cosmos, en grec, c’est d’abord « l’ordre » de l’univers. Le cosme est un « arrangeur » (comme le kosmêtès, qui arrange cheveux et visage, fabricant d’apparences) ; c’était, en Crète, sous le nom de cosmos, d’où provient cosme, le « magistrat chargé de contrebalancer l’autorité des rois ». Que la fioriture lexicale soit consciente ou « latente », le propos du poète et de son biographe-présentateur pourrait bien être dans cette optique de rétablir l’équilibre dans notre temps de polémiques, d’être, selon l’expression actuelle, un modérateur. En apparence et pour le grand public, un démenti donné à Faurisson ; en réalité, un arrangement : une « nique », mais trop rassurante, à « l’universitaire négationniste », selon l’appellation officielle (récurrente dans Le Monde). Faurisson est donné en effet comme « aujourd’hui dopé à la provocation brute et pécuniairement intéressante » (p. 308). C’est vrai, mais il ne s’agit pas seulement d’argent ; il ne s’agit pas d’« aujourd’hui » ; il s’agit de la passion fasciste, en l’occurrence même héritée de famille (Action française : raison pour laquelle certaines références font tiquer). Mais attention, pas de renversement des rôles : aucun démocrate n’appelle à une Saint-Barthélémy des Action française, encore moins de leurs descendants, seulement à l’application de la loi, qui est la même pour tous, contrairement à la théorie et à la pratique transgressives du fascisme, et exclut justement tout fanatisme : l’interdiction de diffamer et de livrer à la vindicte une minorité innocente sans défense). Car ce dont il s’agit avec le révisionnisme de Bardèche, de Céline ou de Faurisson, c’est bien de la passion de diffamer des citoyens en les accusant d’avoir triché à Nuremberg, où aucun d’entre eux, aucun de leurs représentants ne fut, précisément, admis à témoigner. Comment ces citoyens (qui avaient perdu du jour au lendemain dans beaucoup de pays leurs droits de citoyens) ont-ils triché et imposé au monde entier leur « mensonge » ? Par le pouvoir juif occulte, pardi ! (raison pour laquelle on ne saurait que tiquer devant l’occultisme dans un livre contre Faurisson). Et pourquoi ne s’en sont-ils pas servis pour éviter le massacre ? Eh bien, parce que, justement, de massacre, il n’y eut pas : menteurs et simulateurs. Cela va plus loin que la provocation pécuniairement intéressée, c’est de la provocation à la haine. Et rien n’empêche les deux cosmes, sympathiques dans leur position anti-Faurisson, d’aller plus loin qu’une « nique ». Ce serait même hautement souhaitable. Il leur suffit pour cela d’admettre que de proposer une idée et de la soumettre à la discussion vaut largement de l’imposer. La suite nous dira s’ils le veulent.
Passons à la rencontre fortuite15, cette figure classique de la déconstruction méta-littéraire, celle d’un sac à main égaré dans le « métro Saint Michel » (p. 291). Elle ne fait qu’introduire l’ultime rencontre du poète, une Madame de Montesquiou : tiens ! ses ancêtres furent proches de Maurras, comme on peut le lire sur internet, et on a le choix entre Marie Joseph Robert Anatole (1855-1921), modèle du Charlus de Proust, et son cousin Léon Odon Marie Anatole (1873-1915), proche parmi les proches16 ; elle offre une bouteille d’une cuvée « destinée uniquement à notre famille » (p. 293) et arbore aussi son exemplaire de La Nuit Obscure, le poème érotique de Saint Jean de la Croix, érigé par son auteur en étapes de la quête mystique ; le tout avant qu’un livre acheté chez un bouquiniste permette de revenir à la secte de la Rose Croix, AMORC (Antiquus Mysticusque Ordo Rosae Cruci, Ancien et Mystique Ordre de la Rose Croix), à laquelle une « voisine » dans l’enfance du poète, est affilée, – et auquel Maurras s’intéressait, comme à tout ce qui était secte. Il est difficile de penser que cette plongée dans l’occulte puisse clarifier grand-chose, et faire avancer ni le schmilblick, ni la compréhension de quoi que ce soit, en particulier du lancement de Faurisson en 1961-1962 (autour de Charonne) et encore moins de la diffusion du révisionnisme en 1948 puis à partir de 197817. Le fait qu’il y ait là une arme contre le maurrassisme, le bardéchisme, le faurissonnisme (et le lepénisme) est aussi improbable que cet improbable « roman » (c’est le mot revendiqué avec un air mystérieux par Meurice, cf. plus loin, note 20) qui débute par la recherche sur internet (moins qu’improbable : absurde), d’un manuscrit (celui de Voyelles) qui figure bien entendu tout imprimé dans l’exemplaire de la revue Bizarre, traînant chez Cosme « sur un coffre-fort entrouvert » (p. 12), et se finit par cette confidence épistolaire du poète désargenté à Rimbaud (p. 329-330): « Parfois je me dis que si […] ton manuscrit avait disparu aujourd’hui je serais encore au RSA » (Guillaume Meurice souligne dans ses interviews que le contrat éditorial met Cosme à égalité avec lui ; mais, curieusement, il n’y a qu’un auteur). Le poète poursuit : « Peut-être que, grâce à toi et à nos témoins [il s’agit des spécialistes de littérature], ma situation évoluera un peu… # émotion ; aujourd’hui on appellerait ce qui précède un placement de produit intempestif, lol ! » Comment le rideau tombera-t-il sur cette prestidigitation, aussi brillante que… déconcertante, livrée comme moyen de « déprestiger » Faurisson ? Là encore, la suite le dira.
Faurisson … ou ceux qui se seront trop vite réjouis de le voir ridiculisé (quitte à ce que ce soit par la bigoterie) ? « Placement intempestif » de produit anti-faurissonnien frauduleux ? Produit d’appel pour diriger les gens trop simples … vers les rayons de l’obscurantisme ésotérique ? Ces idées, certes négatives, ne peuvent que traverser l’esprit. Car qui pourrait croire qu’a été trouvée… dans « la Bible à la tranche vert-chou » (comme disait Rimbaud) une clé… de Voyelles, faisant justice des prétendus talents d’interprète de Faurisson et remisant au rencart son tour de passe-passe maurrassien de 1962 … au point que tout soit dit … et l’échiquier à nouveau verrouillé ? La preuve est si faible et avancée avec une telle désinvolture. Ce qui est lourd, par contre, c’est la publicité faite à l’occultisme, à la superstition. Quel étalage d’opium du peuple ! Mais tellement voyant justement, que les auteurs ne semblent pas encore avoir dit leur dernier mot, particulièrement sur l’origine non-conventionnelle de leur entreprise anti-révisionniste, si paradoxalement saturée de références politiquement sulfureuses et d’allusions à l’illuminisme.
Car si personne ne peut rien avoir contre la passion des énigmes d’un poète et le droit à l’extravagance d’un humoriste, ni même (ce qui est probable) contre la comédie d’une telle passion interprétative simulée, en quoi l’ésotérisme ici arboré pourrait-il contribuer à contrecarrer les insanités faurissonniennes (et dieudonnistes ou soraliennes) qui conduisent à se désinhiber « protestatairement », – et pas seulement dans le secret de l’isoloir ? Nous ne le voyons pas : croire au croquemitaine de Saint Jean pour les rejeter ou dire qu’une insanité en vaut une autre et qu’on a le droit de s’abstenir ? Le livre n’offre pas trop d’autre alternative, – mais en est-ce une ? Il semble donc parfois qu’il y ait encore autre chose à comprendre…
En effet, vers quel progrès dans la connaissance de Rimbaud pourrions-nous aller avec le chiffre de la Bête, Jean de la Croix et son érotico-mysticisme, la Rose Croix et la cuvée « Montesquiou-baron18 » ? Surtout : vers quel effacement des faurissonniens et vers quelle re-mobilisation (intellectuelle et idéologique, au moins, et elle est indispensable dans un premier temps) contre l’escroquerie politique du FN (désormais RN) pouvons-nous aller, avec cette histoire, à dormir debout sur tant de points, ce conte ?
Si nous faisons nos comptes, Mme de Montesquiou lit un poème érotique chantant la joie de retrouver le bien-aimé. Mais comme Juan de la Cruz, 1542-1591 (le père de Cosme « chevalier blanc », se serait, lui, appelé Juan de Dios, p. 57), après avoir écrit et déclamé : « En una noche oscura/Con ansias amores inflamata… » à ses Carmélites, a jugé bon d’adjoindre un petit traité de conquête par étapes de l’amant divin par… l’âme19, Mme de Montesquiou lit peut-être ce pieux (sinon sage) ouvrage d’édification. Il reste dans les deux cas, du XVIème au XXème siècle (si l’on compte avec le silence de 20 ans), l’opposition du profane et du sacré et (force de la dialectique, qui s’impose même dans une indécidable jonglerie « oulipienne » !) l’unité sacrilège des deux contraires dans l’extase (elle est thématisée durant tout le récit-présentation : rien n’est vrai ni faux, même dans les bagarres de voyous, déréalisées littérairement). Cependant la Montesquiou lève bien le coude (Meurice et Cosme n’y rechignent pas non plus, d’après ce que l’humoriste a dit et redit dans ses interviews: « On a bu des coups »). Et cette baronne juge même la cuvée « pas […] exceptionnelle », lançant un argotique « Visez l’étiquette, entièrement dessinée à la main » (p. 293). Après visite à cette maurrassienne non moins charmante que patentée, et aussi pieuse que décontractée, Cosme n’a plus qu’à voyager (sur les ailes de l’imagination rosicrucienne, dont il trouve un livre « lors d’une visite sur les quais auprès d’un bouquiniste », p. 296)… vers une autre figure féminine, Mme Darica, la voisine chanteuse « new age »20 de son enfance du chapitre E, et le voilà (car il faut bien y arriver) remplaçant la lecture érotique (exorcisée) par Saint Jean, non Juan de la Cruz (il fait remarquer à Rimbaud la croix formée par ses d renversés en 6 : « Elle est sympa la croix, non ? », p. 330), mais de l’Apocalypse, « la révélation ». Autrement dit encore (comme la lecture érotique est fausse, ou qu’il est opportun qu’elle le soit, ou qu’on croie qu’on a voulu dire qu’elle l’était), il est possible, en tripotant le texte et les arguments avec les mêmes procédés que Faurisson dans la revue Bizarre (où il donnait aussi une grande importance au « manuscrit » et à des considérations calligraphiques, notamment sur le E tracé par Rimbaud comme un epsilon et évoquant ainsi les rondeurs des seins), de faire dire ce qu’on veut à un texte. Et de repousser la trivialité érotique « que je ne vois pas comment je pourrais la qualifier, n’en déplaise aux doctes savants, peut-être un peu fatigués à l’époque, qui la validèrent, autrement que de grotesque pour ne pas dire obscène » (p.308)… pour en arriver aux cavaliers vengeurs de Dieu. Dès lors, la lecture érotique est-elle vraiment fausse ? Et la quête d’une nouvelle lecture, sincère ? Ou un exercice de style ? De second degré ?
En effet, à la réflexion, alors que, comme on l’a rappelé à propos de Lautrémont-Ducasse, l’absurdisme et le non-sens (qui existent littérairement de tout temps, comme rappel méta-littéraire des fonctionnements de l’écriture ou de la fiction) sont le plus souvent porteurs d’un message politique contestataire (pas simplement esthétique, comme recherche à vide des fonctionnements à vide de la création et de l’imagination artistique), ce n’est pas ici une hypothèse fragile qui est présentée comme l’antidote (surfaite) à ce qui fait le prestige de Faurisson, c’est l’arbitraire de toute hypothèse qui est posé, revendiqué, exhibé, et prouvé non « en marchant », mais, dirait-on, en faisant marcher le lecteur. Et, en relisant, on voit le narrateur (Meurice) aussi oulipien que le poète (Cosme). Rimbaud, bizarrement absent tout de même, est bien là, du moins son image traditionnelle : du début (la pommade des Poètes de sept ans, qui fait à Cosme enfant des « cheveux verts »21, l’intimité troublante avec la mère, avec une certaine Capucine (p. 54-55), avec la petite fille au catéchisme (p. 71), les « journaux illustrés » (p.74), le « roman sans cesse médité » (p. 70), etc.) à la fin (les clichés de sa violence dans les légendes qui ont entouré un temps Rimbaud-le-Voyou). Cependant que beaucoup de points restent évidemment sans réponse sur Cosme, « fils d’émigrés espagnols » (selon ce qui est précisé en quatrième page de couverture). De quelle émigration ? Quand ses parents ont-ils connu la guerre ? La mère insiste pour cultiver de bonnes relations avec tous les boulangers… en cas de « guerre » et de « pénurie » (p. 72) et dit avoir connu la guerre (le passage est volontairement des plus artificiels). Mais si son fils est né vers 1960, elle l’a connue très enfant entre 36 et 39. Or le père (p. 57 « lui a confié [à Cosme] ses expériences d’engagé involontaire pendant la guerre d’Espagne »). De quel côté combattait-il ? Et le grand-père ? Car il est peut-être question de lui (p. 48) avec la phrase : « Quelque [singulier singulier, ou simple coquille] mois plus tard naissait Sahara [curieux prénom], souvenir d’un père fasciné par le désert parcouru lors de son service militaire, non loin du Maroc, dans l’enclave espagnole de Mellila. » Là, on est vraiment dans l’autobiographie de Gotlib : « charbonniers de père en fils ». Mais c’est peut-être le père lui-même.
Les autres membres de la famille sont simplement nommés : « entre sa petite sœur Yolande et son petit frère Jean-Charles [ces prénoms ne connotent rien, surtout pas l’Espagne, rien… si ce n’est la désinvolture des auteurs]. À portée de bras du landau de la petite dernière, Félicie, qui attend impatiemment l’heure de la tétée »(p. 49). On ne les retrouve plus que p. 279. Insaisissables personnages-fantômes réduits à des prénoms intermittents d’une insaisissable narration.
Au total, le récit-présentation est donc loin de la cohérence convenue (préparant le dévoilement et l’Apocalypse) dans laquelle, à première lecture, on s’ennuie. Cette pauvreté (à la limite de l’incohérence, plutôt) se trouve être relevée et pimentée de second degré, et, comme chez Gotlib (ou Boris Vian, ou Boby Lapointe22, et bien d’autres23…), de stéréotypes dans lesquels, en chemin (p. 316 : « À ce stade, je sais que nous avons perdu pas mal de témoins de cette lettre… Tant mieux […] » est-il encore dit à Rimbaud en aparté) … on perd les naïfs.
******
Dès lors, puisque la relativisation de la potion magique anti-faurissonnienne est incluse dans les sinuosités et miroitements du flacon lui-même, la question se pose de savoir à quoi veut (et peut) en venir Guillaume Meurice, – et également Cosme, celui que L’Humanité24, vendant peut-être une partie de la mèche, désigne comme le « complice » en parlant d’ « un duo complice ». Compères, complices, comparses : de quel projet ? Les bons souvenirs de régiment (Gotlib, lui, s’en moquait25, sans parler de Vian et de son Déserteur…), occupent une si grosse partie du récit ! … le cinquième (p. 168-235), où le poète Cosme trouve à l’armée un refuge, et un certain enrichissement intellectuel : « Armée et ésotérisme, même combat ! Pour des raisons différentes, j’ajouterai avec un clin d’oeil prudent », écrit-il à la fin à Rimbaud). Certes tous les régiments ne sont pas disciplinaires (Cosme trouve un accommodement avec des officiers de transmission et coule des jours très supportables dans le chiffre), mais qui dira que les milieux militaires (et, pour les fervents de L’Apocalypse, l’aile droite du Vatican, l’Opus Dei et autres) sont des pépinières de démocrates ? Une certaine affaire a prouvé que non, il y a pas mal d’années, trois ans après la mort de Rimbaud26. Elle n’impliquait pas de frustes adjudants, mais les plus hautes sphères de l’État Major… ainsi que le haut, à droite, de l’Église.
Puisqu’ils ont moins de volonté que de velléités, à bien y regarder, d’apporter, comme réelle et définitive explication de Voyelles, une apocalypse aléatoire, Meurice et Olvera voudraient-ils détendre l’atmosphère (c’est déjà reconnaître qu’elle est tendue) par un bon mot, une étymologie grecque ? Faire revivre dans leur duo l’esprit de Pierre Dac ? Ne serait-il pas décevant alors que la seule moelle de leur os soit de nous suggérer qu’il faut laisser l’Espagne (et surtout sa guerre, qui, c’est bien connu, « est finie »… ) dans le flou, et nous résigner à l’ humour (« glacé et sophistiqué », ça va de soi) qui conviendra… après les élections européennes, pour avaler la nouvelle couleuvre de nouveaux scores (avec cette fois une normalisation telle qu’il n’y aura plus rien à dire) ? Ou encore s’agit-il simplement de faire oublier cette saison des dupes de 1961-1962, où beaucoup applaudirent trop vite, passant par-dessus la mention de Maurras ? Qui, alors, s’agirait-il de duper cette fois, en obtenant une adhésion soit irrationnelle et précipitée, soit totalement formelle, au nom du formalisme « oulipien » ? Et en faisant croire qu’une arme anti-Faurisson (et par là même anti-FN-RN) a été trouvée, alors que ce n’est pas le cas ? Qu’on peut éviter de se préoccuper du danger fasciste, et même commencer à chanter victoire, alors qu’une démonstration des plus hasardeuses, – et finalement assumée comme telle entre les lignes, est proposée pour tout moyen de défense ? (Peut-on rappeler amicalement à des passionnés d’échecs qu’un coup hasardeux peut être dangereux ?)
Entre le 17 octobre 1961 et le 8 février 62 (où chacun trembla par deux fois devant la violence d’État déchaînée), la revue Bizarre de Pauvert, l’éditeur subversif, servit à l’intelligentsia, en consolation de son impuissance, de l’érotisme crypté, et le plaisir de décrypter celui de Rimbaud, « révélé » par… R.F. (mais avec référence non à C.M., mais à Maurras en toutes lettres). Et la refonte de la prestigieuse « Pléiade » (édition de 1963), même après la révélation des peu engageantes sympathies OAS, se fit un devoir de mettre en valeur la « découverte ». Aujourd’hui, où on ne peut dire que la situation soit plus paisible, à l’intelligentsia, toujours aussi impuissante (parce qu’elle ne s’engage pas dans une réponse digne de ce nom au fascisme, de latent devenu montant, et, piégée par les polémiques, n’a pas avancé dans la compréhension de la reprise, par la campagne de 1978-81, de celle de 1948-51, ni surtout dans la réponse à cette lancinante et absurde accusation de « mensonge »), on propose l’anti-érotisme ésotérique et Saint Jean (en pouffant quelque peu, semble-t-il, sous le masque et le second degré). Et la consolation d’être plus « initié » que son voisin et de savoir vaguement pourquoi et de quoi on rit. Et on reparle toujours de refondre « la Pléiade » Rimbaud. En vue de quelle normalisation ? Grâce à quel cosme modérateur, sauveur suprême au Suprême Clairon dont le sauvetage ne peut être que celui des apparences ? À toutes ces questions, le mieux serait que les auteurs répondent eux-mêmes et pour cela qu’ils se les posent sérieusement. Car le brio, l’humour et la subtilité littéraire (indéniables) de leur construction ne peuvent empêcher le lecteur, lui, de se les poser. Dans la mesure même où ce n’est, précisément, qu’une construction. Si les auteurs, tout en s’étant pris par accès au jeu de l’inaccessible, à la poursuite de l’être en fuite, au mirage du « Graal », ont aussi (et finalement peut-être surtout) voulu faire réfléchir à l’arbitraire de toute vérité révélée fracassante (et donc de celle des « révélations » faurissonniennes, qu’elles concernent le « coitus »… en solo, ou le « mensonge des Juifs » à un Tribunal… d’où ils furent exclus), et le danger d’abdiquer son libre arbitre, rien à dire. Encore faut-il qu’ils nous le disent.
Car ils seraient alors dans le vif du sujet, dans ce qui donne à leur livre son actualité. Celle qui nous attend toujours, exprimée depuis tant d’années dans le saisissant article inachevé de Nadine Fresco, dans Les Temps Modernes de 1980, « Les Redresseurs de morts » (il s’agissait de la façon dont Faurisson – bien sûr pas seul !- escamote le bilan du nazisme et les morts, pour redresser les torts qu’à son avis, et à celui de toute la réaction, on lui fait injustement subir), et sa conclusion-programme : « Conclure, justement, ce serait écrire un autre article, infiniment plus long et plus complexe que celui-ci. À titre d’aperçu, il devrait, je crois, parler du marxisme, des luttes anticoloniales, du sionisme, des Palestiniens, du Cambodge27 , de la gauche… et du reste. Je me garderai bien de me lancer dans une telle entreprise. Mais j’ai pensé nécessaire d’analyser « comment on révise l’histoire » en préambule à ce que d’autres écriront peut-être sur le pourquoi de ce comment. »28 Histoire sans fin, ou plutôt dont on voudrait bien voir la fin, car désolante de longueur, où, la mécanique de la calomnie et de la démagogie une fois lancée (et toujours pas neutralisée), le nouveau chapitre qui se profile aujourd’hui n’a pas de raison d’être plus rassurant que les précédents. Un parti, auquel sont payées en France (depuis 1991 : loi « de moralisation ») de très grosses subventions (pour qu’il fasse de très gros scores) vient de changer de nom, non pour s’effacer, mais pour aller encore plus loin. Ce parti est très lié à Faurisson, et réciproquement. Ceux qui ont vécu son lancement (télévisé, au début des années 80) se souviennent qu’il suivit, non immédiatement mais d’assez près, « l’affaire Faurisson » (à la fin du septennat de Giscard, de 1978 à 1981), liée non plus à l’érotisme ou pas de Voyelles de Rimbaud, mais à un « mensonge des chambres à gaz » : en bonne logique maurrassienne « un mensonge des Juifs », – bien qu’aucun Juif, redisons-le, n’ait témoigné des chambres à gaz29, mais seulement… les nazis eux-mêmes.30 Une fois bien convaincu que « les » Juifs n’ont pu mentir (même « un petit peu », même pour se vanter ou se faire plaindre « un petit peu ») sur des chambres à gaz que les nazis, non eux, ont décrites, et que donc les accusations lancées par Faurisson ne sont donc que de la diffamation (une diffamation qui n’est pas devenue telle et répréhensible progressivement, au fil des « dérapages », mais l’est dans son principe, – son principe bardéchien, maurrassien, célinien), que l’on ait alors la curiosité de regarder sur Wikipédia la biographie du numéro 2 actuel, Nicolas Bay, et de constater son intimité avec Faurisson31. La nécessité, moins de refondre « La Pléiade » Rimbaud, comme cela a été évoqué dans beaucoup de recensions de Cosme, que de s’opposer à la normalisation par simple changement d’étiquette du parti, s’ensuit.32 Et s’ensuit aussi sûrement qu’aucune critique (même « apocalyptique ») d’idées érotiques et hiéroglyphiques, mais sur lesquelles, à nouveau, Faurisson n’a fait que mettre la main, ne saurait nous débarrasser d’aucun crocodile. Et risque, là est la gêne, d’ajouter (quelle que soit la bonne volonté des auteurs) à la confusion, une certitude trompeuse : la réaction serait si discréditée qu’il n’y aurait plus qu’à rire en toute quiétude, – quel que soit le bois, même le plus farfelu et hasardeux, dont on réchauffe sa bonne humeur. Elle ne l’est ni en Allemagne, ni en Autriche, ni en Italie, ni en France, pour ne pas parler d’autres pays. L’aspiration générale à la déconfiture de l’extrême droite (à son échec… et mat) ne prouve pas qu’elle est réalisée, mais au contraire qu’elle doit l’être. Nous rirons après. Puissent les auteurs de Cosme, Guillaume Meurice et Cosme Olvera, nous y aider !
Notes de bas de page
Pour découvrir les analyses des autres spécialistes interrogés, merci de revenir à l’article principal par ici.